La vision du philosophe par Anne-Françoise Schmid

2020-03-31

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LOCKDOWN THEORY #2

Le philosophe voit la Terre, il vit dans le Monde et rêve de l’univers. Il ne comprend pas que la Terre le regarde, que le Monde l’agit et qu’il ne verra l’univers que lorsqu’il sera capable d’inverser la vision.

Que faire? Lire le poète, celui qui s’aperçoit, comme l’écrit Borgès, qu’il a oublié la Lune dans son poème révélant toutes les beautés de la Terre. Ou un géologue penseur, tel Vernatsky, qui voit la pensée du philosophe active dans la croûte terrestre. Elle est alors silencieuse, et n’est perçue que par les végétaux. La Mettrie aurait pu peut-être nous l’apprendre dans L’Homme-Plante.

Ce silence est profond, plus profond que ne le croit le philosophe qui pense avoir couturé son système – par exemple par son exclusion des femmes et des animaux. C’est le silence qui lui parvient lorsqu’enfin il apprend qu’il y a d’autres philosophies aussi vivantes que la sienne et qu’il doit postuler la multiplicité de droit des philosophies. La philosophie alors est silencieuse, seules les philosophies isolées sont bavardes.

N’écoutons pas trop les bavardages, juste assez pour ne pas être misanthrope. Nous avons l’obligation d’un silence, mais d’un silence nouveau, qui ne résulte pas de l’absence de bruit.

La perception de ce silence, qui n’est pas donné uniquement par les sens, nous donne des obligations, et renouvelle celles du philosophe. Un livre des questions, un livre des passions.

Questions et passions ne sont pas du même registre, les questions relèvent de la Terre et des mouvements de sa croûte, les passions des agitations du monde. Le malheur arrive lorsque questions et passions n’ont plus aucunes rencontres, mais il arrive aussi lorsqu’elles sont mélangées.

Prenons de la hauteur, depuis l’univers, là où certains philosophes, amoureux de la verticalité, ont su nous amener à un vécu qui sache retrouver la Terre sans l’amertume du monde. Alors nous saurons peut-être faire des propositions pour comprendre comment les mélanges et les séparations du monde, indispensable au sujet humain, et de la Terre, sans laquelle il n’y aurait ni naissance ni mort, peuvent se mixer et se prolonger dans des événements inattendus.

L’épidémie en effet est aussi la conséquence de mélanges et de séparations inappropriées. Le philosophe, s’il n’est pas trop bavard, sera peut-être apte à le manifester. Cette manifestation est une inversion et une réciprocité du regard. La Terre nous voit, l’animal nous voit, la femme nous voit. Et la planète nous voit aussi, celle que nous croyions être les seuls à voir.

 

Mars 30, 2020

 

Anne-Françoise Schmid et chercheur associé à la chaire de Théorie et Méthodes de la Conception Innovantes, MINES ParisTech et au Laboratoire de philosophie et d’histoire des sciences - Archives Poincaré, UMR 7117 du CNRS, Université de Lorraine.